La démocratie ou Carthage

En décembre 2010, je me suis tenue sur le trottoir en face de l’ambassade de Tunisie à Ottawa. Ni les températures glaciales de l’hiver ottavien, ni la peur du régime de l’époque, ne nous ont dissuadé, une poignée de canadiens d’origine tunisienne, d’afficher notre solidarité avec le mouvement de contestation qui a pris le gouvernement de Ben Ali par surprise et qui a déferlé à travers toute la Tunisie.

C’était le début de ce que nous appelons aujourd’hui le printemps arabe, né du fin fond de la Tunisie, à Sidi Bouzid, une ville de l’intérieur connue pour l’esprit indomptable et révolutionnaire de ses habitants et de leur marginalisation par le pouvoir central de Tunis depuis presque toujours.

Ayant quitté la Tunisie sous le régime de Ben Ali en 1991 pour terminer mes études au Canada, je n’ai jamais cessé de m’intéresser à la politique de mon pays natal. Un pays géographiquement petit, certes, mais connue depuis des siècles comme carrefour des civilisations. Nichée entre des puissances géographiques et économiques comme l’Algérie et la Libye et aux portes de la rive nord méditerranéenne, la Tunisie reste un incontournable de la politique du Maghreb, et du bassin méditerranéen.

Depuis, nos manifestations de solidarité se sont transformées en des marches pour soutenir la démocratie naissante tunisienne. Au mois de janvier 2011, nous étions une centaine à marcher depuis le parlement Canadien à Ottawa jusqu’au Monument des droits de la personne en passant par les bureaux du premier ministre pour démontrer notre soutien à ce changement que nous chantions tous avec ce slogan arabe « Le peuple veut la chute du système » devenu depuis le célèbre slogan scandés par les foules dans les rues du Caire, de Daraa, de Sanaa, de Tripoli et d’autres villes arabes.

Il est sous-entendu que le système dont il était question est le système politique, c’est-à-dire la dictature sous laquelle nous avons tous vécu : un régime policier où les arrestations des opposants politiques, le népotisme, la corruption et les atteintes aux libertés civiles étaient monnaie courante.

Avec la fuite du Président dictateur, Zine el-Abidine Ben Ali, sous les chants furieux de la foule qui répétait « dégage, dégage » devant la terrifiante bâtisse du Ministère de l’Intérieur où plusieurs tunisiens ont été torturé ou humilié, le peuple tunisien n’avait désormais qu’un seul rêve : construire une nouvelle ère de liberté, de dignité et de prospérité.

Cette nouvelle ère a commencé de 2011 jusqu’à nos jours. Le 25 juillet dernier, une journée symbolique dans l’histoire tunisienne, puisqu’elle marque la naissance de la première république tunisienne après son indépendance de la France, le président tunisien, Kaïs Saïed, élu en 2019, a décidé de geler les travaux du parlement tunisien, de démettre le premier ministre de ces fonctions tout en s’octroyant le pouvoir exécutif.

Ce fut un tremblement de terre dont les ondes de choc se font sentir jusqu’à aujourd’hui. Après l’annonce, plusieurs tunisiens sont descendus dans les rues désertes pour exprimer leur joie avec cette décision que plusieurs qualifient de courageuse et de « coup d’éclat », en contraste à ce que certains ont qualifié de « coup de force » ou carrément de « coup d’état ».

Mais après l’euphorie vient le temps du ressaisissement et de la réflexion.

Personnellement, je suis restée sceptique pour ne pas dire craintive. Les dérives populistes qui prennent d’assaut plusieurs démocraties sont devenues un peu trop familières, surtout avec un exemple assez proche de chez nous. Rappelons-nous le Président Trump qui a régné à coups de Tweets en parlant directement à sa base et en faisant fi aux lois et aux institutions démocratiques centenaires. Bien evidemment, la Tunisie n’est pas les États-Unis. Toutefois, avec sa démocratie bourgeonnante, elle n’est pas à l’abris de ces dérives de plus en plus courantes.

Mais la question qui revient sur les lèvres est pourquoi la Tunisie en est arrivée là.

La crise sanitaire de la COVID-19 est la goutte qui a fait déborder le vase. La pandémie a fait des ravages dans ce pays qui est devenu malheureusement le pays le plus endeuillé du monde. Une mauvaise gestion de la crise sanitaire, une infrastructure sanitaire précaire, des politiciens incompétents, une communication avec les citoyens presque inexistante dont certains sont restés sceptiques quant à l’importance de la vaccination et des médias sociaux qui ont fait circuler des théories du complot qui ont accentué la peur des citoyens. Mais c’est surtout une crise de confiance entre la population qui a perdu une grande partie de son pouvoir d’achat et la classe politique qui n’a pas cessé depuis les balbutiements de cette révolution à jouer les cartes politiques tout en oubliant leur raison d’être primordiale : travailler pour le bien de ceux qui ont voté pour eux et améliorer le sort des plus démunis.

La crise économique : depuis la crise mondiale de 2008, la Tunisie n’a pas pu se relever de cette crise financière qui a touché en pleins fouets des pays comme l’Italie l’Espagne et la Grèce. Une économie dominée par un tourisme vieux et archaïque, une industrie minière à la discrétion des marchés mondiaux, une administration lourde et bureaucratique qui n’a pas pu se moderniser et faire miroiter des avantages fiscaux face aux investisseurs internationaux comme ce fut le cas dans les années 70. Bref, une économie sclérosée qui a pu relativement s’en sortir sous le régime de Ben Ali mais qui a connu sa mise à mort par les guerres intestines entre Ennahda, le parti d’inspiration islamiste et les autres partis et la corruption qui a gangrénée tous les secteurs clés économiques.

Un système électoral et politique hybride et compliqué est resté presque méconnu et incompris par la population en générale. Depuis l’indépendance en 1956 jusqu’à la création d’une nouvelle constitution en 2014 et l’émergence d’un système plutôt parlementaire, la Tunisie a été gouvernée par un système présidentiel : « l’homme fort de Carthage ». Dans la mentalité populaire, le « sauveur » de la nation est toujours un homme, Monsieur le Président, qui prend les « bonnes » décisions pour nous sortir des crises successives. Très rares, étaient les fois où ce sont les institutions qui ont pris le dessus sur ces hommes forts de Carthage.

En 2010, c’est le peuple qui est sorti dans les rues pour prendre le dessus.

Le 25 juillet 2021, c’est un homme de Carthage qui tente de reprendre sa place en sein de l’histoire de ce pays en s’appuyant sur cette volonté populaire. Mais cette fois-ci en mettant de côté ces mêmes institutions qui l’ont porté au pouvoir.

En 2020, lors de mon voyage en Tunisie, je suis allée rendre visite à un cousin de mon père. Un homme de grande culture et qui s’est toujours intéressé au fait politique. Je voulais connaitre son opinion sur la situation politique du pays. Je m’attendais à une longue diatribe sur les partis et sur les politiciens. A ma grande surprise, il m’avait brièvement répondu : « La Tunisie s’en sortira. Nous nous en sommes toujours sortis depuis Hamilcar jusqu’à aujourd’hui! »

En faisant référence à cet ancien général militaire carthaginois du deuxième siècle avant Jésus Christ, qui s’est battu contre Rome, mon cousin paternel me rappelait à juste titre, qu’au-delà des hommes forts et de leur visée hégémonique, c’est la résilience des populations qui survivra. Ce n’est pas moi qui le dit, ni mon cousin, c’est l’histoire qui nous le rappelle.

Une version courte de cet article a été publié sur le site de La Presse.ca

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